Profond, sombre et lumineux comme la couleur éponyme

Ami·e·s De Lire bonjour et bienvenue dans cette toute nouvelle chronique !

Au sommaire :

  1. Synopsis
  2. Vivre dans la rue et renaître?
  3. La note De Lire Délire

Aujourd’hui nous allons parler du roman intitulé Bleu nuit de Dimah Abdallah paru en janvier 2022 aux éditions Sabine Wespieser, 232 pages. Cette œuvre a reçu le Prix Frontières Léonora Miano 2023.

Synopsis

« Je marche sur un fil. Je suis le funambule sur le fil tendu au-dessus des abysses de la mémoire. Il ne faut pas que je tombe. Je suis sur le fil qui menace de rompre au moindre faux pas. » Pendant des années, l’auteur de cet intense monologue est parvenu à tenir en laisse ses souvenirs. Tétanisé à l’idée d’affronter le monde extérieur, celui qui était devenu journaliste vit cloîtré dans son appartement, tout en parvenant à donner le change à sa rédaction. Un appel téléphonique fait basculer son existence : Alma, la seule femme qu’il ait aimée, vient de mourir. Le lendemain de son enterrement – auquel il s’avère incapable de se rendre –, il sort enfin de chez lui, décidant de vivre dans la rue après avoir jeté ses clefs dans une bouche d’égout.

Dans un périmètre bien délimité autour du cimetière du Père-Lachaise, il change d’emplacement tous les soirs, cherchant à conjurer les violentes réminiscences qui malgré tout le hantent : ce bleu profond de la mer qui l’obsède, ce soleil écrasant… Réfugié dans sa nouvelle errance, il ponctue ses semaines par des échanges fugaces, mais quotidiens, avec des femmes ou des jeunes filles, toujours les mêmes, dont le prénom rime avec celui de son Alma disparue. À son insu, comme si ces figures le révélaient à lui-même, des images refoulées de vergers en fleurs, des odeurs d’iode, d’anis ou de jasmin le submergent…

Renonçant à lutter contre l’insoutenable déferlante du passé, que ni les rituels, ni la drogue, ni l’alcool n’ont pu contenir, il baisse la garde… Ses nuits tourmentées, sur lesquelles veille la fidèle Minuit, une chienne rencontrée sur une tombe, il va les consacrer au récit du cauchemar éveillé dans lequel il se débat depuis si longtemps, et qu’il avait pourtant essayé de fuir en venant s’installer de l’autre côté de la Méditerranée.

Bouleversant portrait d’un homme en proie à ses fantômes, Bleu nuit est un livre d’une puissante humanité, celle de ces laissés-pour-compte rencontrés dans la rue, et celle d’un magnifique personnage, sombre et lumineux à la fois, luttant de toutes ses forces pour échapper au pire.

Vivre dans la rue et renaître?

Cette histoire est celle du narrateur dont on ne saura jamais le nom.
Son récit commence par une date : le 21 mars 2013.
La veille, le jour du solstice de printemps, fut enterrée Alma, l’unique amour de sa vie. Elle l’a quitté longtemps auparavant mais son souvenir demeure en lui plus vivace que jamais. Malgré l’invitation, il n’assistera pas à l’enterrement.
Rongé par les remords et obsédé par ses souvenirs, c’est donc ce jour-là qu’il se libère enfin du poids de ses responsabilités et de son mystérieux passé. Quitter ces quatre murs sans jamais se retourner. Pour oublier et renaître libre. Dans les rues de la ville.



Pendant plusieurs saisons, il vivote de quartiers en quartiers et éprouve le froid, la solitude et le deuil. À la moindre coïncidence, sa mémoire le ramène à ses jeunes années très loin de Paris, dans un pays baigné de soleil aux mille senteurs et ravagé par la guerre civile. De même, tout hasard mène à raviver le souvenir d’Alma.
Il passe ses interminables journées à contempler la rue, la foule, les arbres. Parmi les passants, il en est quelques unes qui, régulièrement, ont une petite attention à son égard: un bonjour, un croissant, des biscuits, des bières etc. Ces petits rendez-vous marquent les jours de ses semaines et deviennent sa source d’inspiration épistolaire ou musicale pour ne pas céder à la folie.
Puis vint le jour où la providence lui envoya une chienne, errante et au passé douloureux comme lui. Il l’appellera Minuit et ils se réconforteront l’un l’autre dans cette existence harassante.

Profond, sombre et lumineux comme la couleur éponyme

Ce monologue est le récit d’un homme exilé, finissant en marge de la société car brisé par la guerre civile qui faisait rage dans son pays natal que l’on devine, sans que cela ne soit jamais confirmé, être le Liban.
Ce roman illustre sa déchéance à partir de l’instant crucial où il lui est annoncé que la seule femme de sa vie est morte et qu’elle repose désormais au cimetière de Père Lachaise.


Névrosé et à bout de forces, le narrateur abandonne son cadre de vie normale et devient SDF. Il s’accroche à ce qu’il lui reste de poésie et d’humanité pour expier ses remords, ses fautes, ses crimes à travers l’écriture de carnets, sûrement vestiges de son ancienne carrière professionnelle de journaliste.
Le chemin vers la paix intérieure est chimérique pour qui a connu la guerre et y a participé activement de surcroît. Les anxiolytiques, la came, l’alcool et les faux-semblants sont sans effets; les démons reviennent toujours à la charge tantôt sous forme de maniaquerie et de troubles obsessionnels compulsifs tantôt sous forme de graves crises de dépression nerveuse voire de schizophrénie.

Pour ma part, bien que les péripéties soient fictionnelles, ce roman révèle et dépeint les effets psychologiques de la guerre sur les hommes envoyés au front: de retour à la vie civile, les survivants ne s’en sortent jamais totalement indemnes en dépit de bonne volonté et de maintes tentatives de reconstruction… Ainsi ce livre montre les potentielles conséquences d’un choc post-traumatique à long terme.



Enfin, grâce à une écriture exquise et intense, ce roman ressemble à une lettre d’amour, de pardon et de deuil, à la mémoire d’une mère qui ne voulait que le meilleur pour son fils et d’une femme aimante infiniment humaine.

J’applaudis la poésie omniprésente et l’amour qui illumine ce récit, le rendant si émouvant.

Quelques citations 🤫

« Je me rappelle la respiration bruyante de Youssef qui dormait juste derrière moi, les rats que je voyais de temps en temps traverser la rue et le poids précis de mon arme que je tenais fer- mement. Je me rappelle surtout l’air doux du printemps naissant, la pluie fine qui s’était mise à tomber, propageant dans l’air une odeur de terre mouillée, et le bleu nuit si beau du ciel. »

« Je marche du matin au soir pour que mon corps en mouvement vide mon esprit. Je marche dans l’espoir de me purger de Layla. J’arpente le quartier en long et en large en évitant toujours mon ancienne rue et aussi la rue du Liban. Il suffit que je me rapproche de la rue du Liban pour me mettre à trembler comme un possédé. »

« Malgré l’engourdissement des heures passées à la caisse, malgré le bien trop de bières avalées à la hâte pour que l’alcool monte au cerveau le plus vite possible, malgré les lèvres qui viraient au bleu avec le froid, Carla a vu le vendeur de mimosa. Même ivre, Carla voit les invisibles. J’ai souri en voyant Carla acheter son brin de mimosa. Le vendeur à la sauvette vendait aussi quelques fruits, mais Carla a choisi les fleurs. Entre ce qui est utile et ce qui est beau, elle a choisi ce qui est beau. Elle et son corps qui porte tous les stigmates de l’alcool bon marché, de la fatigue, et de sa maigre paye. Elle et son sac d’invendus et de bières premier prix. »

« Je regardais la toile bouleversante et j’ai pensé au « Dormeur du val ». C’était beau à vous tordre l’estomac. Beau à vous transpercer le thorax. Tragique et beau à la fois. J’aurais aimé qu’Aimée s’endorme pour de bon ce jour-là, à ce moment précis, sous les pétales. Qu’elle s’arrête seulement de respirer, tranquillement, par cet après-midi si poétique d’avril. Quelques rayons de soleil passaient à travers le feuillage du marronnier et une fresque d’ombres et de lumières dansait sur le corps d’Aimée endormi sous les pé- tales blancs. »

« Je me suis allongé près d’elle et lui ai caressé longuement le crâne. Je lui ai chuchoté en boucle le prénom que je lui avais donné et qui lui allait si bien. Elle s’est alors collée à moi et s’est endormie, blottie le long de mon corps. Depuis cette nuit-là, chaque nuit, à minuit, où que je me trouve dans le quartier, Minuit me retrouve, vient se coucher près de moi et passe la nuit à mes côtés, avant de regagner le cimetière au petit matin. Depuis, je n’ai plus jamais froid. »

« Je n’avais aucun plan en tête. Je n’avais qu’une certitude et c’était que je ne remettrais plus jamais les pieds dans l’appartement, plutôt crever. Je me rapprochais du quartier et je réalisais que j’étais désormais à la rue. J’aurais dû paniquer, regretter d’avoir jeté les clefs dans un geste précipité, avoir peur, me demander ce que j’allais devenir, penser à appeler un serrurier, réserver un hôtel pour la nuit. Je n’ai rien pensé de tout ça, je n’ai rien pensé, aucune angoisse ne voulait bien monter en moi. Je n’avais jamais eu la tête aussi libérée de toute forme de panique. Les pensées noires qui siégeaient dans mon cerveau depuis des décennies avaient cédé la place à une douce torpeur. »

« Je ne suis qu’un quinquagénaire sur un bout de trottoir. Un mec foutu. Je ne sers à rien, moi, à part à dire merci et accepter le croissant. »

La note De Lire Délire

+À lire pour comprendre ce qui pousse un être humain à choisir de vivre dans la rue.

– À éviter si les sujets sombres et mélancoliques ne sont pas votre tasse de thé. Âmes candides, passez votre chemin.

Note : 4 sur 5.

Et vous, qu’en pensez-vous ? Dites moi tout en commentaires !

Et encore merci pour vos gentils retours !


Aïkà De Lire Délire

Je m’appelle Aïkà et mon délire c’est de lire !

Mes genres de prédilection sont la littérature contemporaine et les romans graphiques.

Mes thèmes de lecture préférés sont la liberté, l’émancipation, les nouveaux départs, la résilience et la débrouille.

C’est en 2022 que je me suis lancée dans la grande aventure du blogging littéraire.

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« C’est ça notre vie : essayer de faire de la littérature, oui, mais aussi en parler, car en parler est aussi la maintenir en vie, et tant qu’elle sera en vie, la nôtre, même inutile, même tragiquement comique et insignifiante, ne sera pas tout à fait perdue. »

M.Mbougar Sarr in La plus secrète mémoire des hommes

« ah, si seulement on pouvait, en guise de souvenirs, rapporter des objets des romans qu’on lit aussi bien que des voyages qu’on fait. »

Christine Montalbetti in Le Relais des amis, P.O.L, 2023

« Contrairement à la vie, la littérature s’intéresse aux existences possibles. Nous pouvons tester des options qui nous seraient inaccessibles autrement; nous pouvons imaginer différents horizons, des issues délirantes. »

Marina van Zuylen in Eloge des vertus minuscules, Flammarion, 2023

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Erik Orsenna in Histoire d’un ogre, Gallimard, 2023

« Moi, les mots, j’aime bien. J’aime bien les phrases longues, les soupirs qui s’éternisent. J’aime bien quand les mots cachent parfois ce qu’ils disent; ou le disent d’une manière nouvelle. »

Grégoire Delacourt in La liste de mes envies, JC Lattès, 2012